NADIA TUENI
Prix de l'Académie Française (1973), Nadia Tuéni est une auteur libanaise d'expression française reconnue "pour une poésie qui porte en elle les rythmes, les visions, la somptuosité du vers arabe". Nadia Tuéni est née à Baakline au Liban.Fille d'un diplomate et écrivain de religion druze, et d'une mère française, elle était bilingue et se réclamait ainsi naturellement de deux cultures, de deux mondes. Élève des soeurs de Besançon, puis de la mission laïque française, elle poursuivit ses études secondaires au lycée français d'Athènes, où son père était ambassadeur. Puis, se destinant au barreau, elle s'inscrivit à la faculté de droit de l'Université Saint-Joseph, mais interrompit ses études quand elle épousa, en 1954, Ghassan Tuéni, journaliste et député de Beyrouth, qui fut plus tard ambassadeur du Liban à l'ONU de 1977 à 1982.
Son premier recueil, Les Textes blonds, parut en 1963 à Beyrouth. Cette première expérience poétique était l'expression d'un drame personnel qui la poussera vers la création artistique et littéraire: Il s'agit de sa fille Nayla, née en 1955, qui mourut à l'âge de sept ans , des suites d'un cancer.
En 1965, Nadia Tuéni est atteinte du même mal, et elle termine à Paris un second recueil publié aux éditions Seghers.En 1967, elle devient rédactrice littéraire au journal libanais de langue française, Le Jour, et collabore à diverses publications arabes et françaises.
La poésie demeure cependant la principale contribution de Nadia Tuéni:
· - Juin et les Mécréants paraît en 1968 chez Seghers
· - Poèmes pour une histoire, 1972, Seghers, prix de l'Académie française en 1973
· - Le Rêveur de Terre, 1975, Seghers
· - Liban: vingt poèmes pour un amour, 1979, Beyrouth
· - Archives sentimentales d'une guerre au Liban, 1982, Beyrouth
· - La Terre arrêtée, recueil posthume, 1984, Belfond.
En 1976, elle fut décorée de l'Ordre de La Pléiade, "Ordre de la Francophonie et du dialogue des cultures".
Nadia Tuéni est décédée à Beyrouth en juin 1983, des suites de son cancer.
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| Beyrouth |
MON PAYS
Mon pays longiligne a des bras de prophète.
Mon pays que limitent la haine et le soleil.
Mon pays où la mer a des pièges d'orfèvre,
que l'on dit villes sous marines,
que l'on dit miracle ou jardin.
Mon pays où la vie est un pays lointain.
Mon pays est mémoire
d'hommes durs comme la faim,
et de guerres plus anciennes
que les eaux du jourdain.
Mon pays qui s'éveille,
projette son visage sur le blanc de la terre.
Mon pays vulnérable est un oiseau de lune.
Mon pays empalé sur le fer des consciences.
Mon pays en couleurs est un grand cerf-volant.
Mon pays où le vent est un noeud de vipères.
Mon pays qui d'un trait refait le paysage.
Mon pays qui s'habille d'uniformes et de gestes,
qui accuse une fleur coupable d'être fleur.
Mon pays au regard de prière et de doute.
Mon pays où l'on meurt quand on a de temps.
Mon pays où la loi est un soldat de plomb.
Mon pays qui me dit : "prenez-moi au sérieux",
mais qui tourne et s'affole comme un pigeon blessé.
Mon pays difficile tel un très long poème.
Mon pays bien plus doux que l'épaule qu'on aime.
Mon pays qui ressemble à un livre d'enfant,
où le canon dérange la belle-au-bois-dormant.
Mon pays de montagnes que chaque bruit étonne.
Mon pays qui ne dure que parce qu'il faut durer.
Mon pays pays tu ressembles aux étoiles filantes,
qui traversent la nuit sans jamais prévenir.
Mon pays mon visage,
la haine et puis l'amour
naissent
à la façon dont on se tend la main.
Mon pays que ta pierre soit une éternité.
Mon pays mais ton ciel est un espace vide.
Mon pays que le chois ronge comme une attente.
Mon pays que l'on perd un jour sur le chemin.
Mon pays qui se casse comme un morceau de vague.
Mon pays où l'été est un hiver certain.
Mon pays qui voyage entre rêve et matin.
BEYROUTH
Qu'elle soit courtisane, érudite, ou dévote,
péninsule de bruits, des couleurs, et de l'or,
ville marchande et rose,
voguant comme une flotte
qui cherche à l'horizon la tendresse d'un port
,
elle est mille fois mort, mille fois revécue.
Beyrouth des cents palais, et Béryte des pierres,
où l'on vient de partout ériger ses statues,
qui font prier les hommes, et font crier les guerres.
Ses femmes aux yeux de plages qui s'allument la nuit,
et ses mendiants semblables à d'anciennes pythies.
À Beyrouth chaque idée habite une maison.
À Beyrouth chaque mot est une ostentation.
À Beyrouth l'on décharge pensées et caravanes,
flibustiers de l'esprit, prêtresses ou bien sultanes.
Qu'elle soit religieuse, ou qu'elle soit sorcière,
ou qu'elle soit les deux, ou qu'elle soit charnière,
du portail de la mer ou des grilles du levant,
q
u'elle soit adorée ou qu'elle soit maudite,
qu'elle soit sanguinaire, ou qu'elle soit d'eau bénite,
qu'elle soit innocente ou qu'elle soit meurtrière,
en étant phénicienne, arabe ou routière,
en étant levantine, aux multiples vertiges,
comme ces fleurs étranges fragiles sur leurs tiges,
Beyrouth est en orient le dernier sanctuaire,
où l'homme peut toujours s'habiller de lumière.
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| Centre Ville reconstruit après la guerre |
PROMENADE
Montagne ô bête magnifique,
nos racines dans ta crinière,
quatre saisons bien algébriques,
un cèdre bleu pour l'inventaire.
Lisse et royale la mer sans âge,
le vent doux comme un sacrement,
Dieu a troqué ses équipages
contre les cimes du Liban.
Montagnes ô Montagnes,
laissez-moi vous aimer
comme
ceux qui n'ont pas d'âge sûr;
comme on égrène un chapelet
de légendes et de murmures.
Laissez-moi vous aimer,
à genoux comme le paysan et sa terre.
Doucement la lune sur le soir de vos chevelures.
Laissez-moi vous bercer
dans les muscles du vent chaud.
Alors la vaste paix,
mobile comme un scherzo.
IL FUT UN LIBAN DES JARDINS,
COMME IL EST UNE SAISON DOUCE.
Ils sont morts à plusieurs
C'est-à-dire chacun seul
sur une même potence qu'on nomme
territoire
leurs yeux argiles ou cendres emportent la montagne
en otage de vie.
Alors la nuit
la nuit jusqu'au matin
puis de
nouveau la mort
et leur souffle dernier dépose dans
l'espace la fin du mot.
Quatre soleils montent la garde
pour empêcher
le temps d'inventer une histoire.
Ils sont morts à plusieurs
sans se toucher
sans fleur à l'oreille
sans faire exprès
une voix tombe: c'est le bruit du jour sur le pavé.
Crois-tu que la terre s'habitue à tourner?
Pour plus de précision
ils sont morts à plusieurs
par besoin de mourir
comme on
ferme une porte lorsque le vent se lève
ou que la mer vous rentre par la bouche...
Alors
ils sont bien morts ensemble
c'est-à-dire chacun seul
comme ils avaient vécu.
(Poèmes pour une histoire, 1972)
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| NADIA TUENI |



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